mardi 2 décembre 2008

Kikuchiyo, un homme dans le no man's land

Réalisateur : Akira Kurosawa

Titre du film : Les sept samouraïs

Acteurs principaux : Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Seiji Miyaguchi

Date de sortie au Japon : 26 avril 1954

Image : Toshiro Mifune incarnant Kikuchiyo



Article : Les 7 samouraïs, un film autant vu qu’analysé. Réalisé par Akira Kurosawa, il sortit en salle le 26 avril 1954 au Japon, avec en tête d’affiche Toshiro Mifune. Unanimement reconnu, il reçut un lion d’argent à la Mostra de Venise la même année. Si l’histoire est connue de tous les cinéphiles (un village soumis aux pillages de bandits décide d’engager des samouraïs pour le protéger) et fut même reprise dans les 7 mercenaires, l’élément traité dans cet article sera le personnage interprété par Mifune, Kikuchiyo et sa position symbolique. Kikuchiyo est un personnage mouvant dans le scénario et la réalisation du film, apparaissant en perpétuel mouvement, toujours en train de courir, de s’agiter, de fanfaronner. Illustré lorsque les plans marquent deux groupes statiques, avec d’un côté les samouraïs et de l’autre les paysans, il est souvent celui qui se situe entre les deux, se déplaçant, allant et venant.
Cela apparaît dès leur arrivée dans le village, au bout d’une heure et huit minutes de film, Kambei-le chef des samouraïs, interprété par Takashi Shimura, demande un entretien avec l’ancien, étonné de traverser un village désert. Hors champ, simple présence sonore, l'alarme retentit. Tout le monde se précipite dehors, samouraïs, déjà prêts à défendre le village et villageois, apeurés devant la menace. Kambei demande alors qui a donné l'alerte. Kikuchiyo, hilare, agite l’alarme. Il fanfaronne, se moque de la couardise des villageois qui accourent auprès des samouraïs lorsqu’il s’agit de les protéger, mais se cachent lorsque ceux-ci arrivent dans le village. Dans les différents plans de la scène, il ne se situe pas avec les samouraïs sur le monticule, mais fait face aux villageois, à leur hauteur, tout en leur tenant un discours marquant une nette frontière entre eux et lui. Position intermédiaire et solitaire entre ces deux catégories sociales distinctes. Deux mondes qui s’évitent et qu’il lie par son passé et son devenir, car tout le chemin que parcourt Kikuchiyo durant ce film est effectué pour intégrer la caste des samouraïs et se débarrasser définitivement de ses origines paysannes. Cette aspiration est indiquée dès sa première apparition dans le film.

Dès la vingtième minute, apparaissent Kambei et Kikuchiyo, s'en suit une série de champ/contre champ entre ces deux personnages, indiquant la naissance d’une relation entre eux.
Lorsque le bandit meurt, tué par Kambei pour sauver un enfant. Kikuchiyo s'approprie la victime en posant son pied sur elle et en sautant tel un cabri. Agitation et appropriation, voilà comment agit Kikuchiyo, mais avant cela, intervint un nouveau jeu de regard entre Kambei et Kikuchiyo.
Par ses manières, sa stature, son aura Kambei s’impose comme un samouraï, malgré ses habits moniaux, par ses manières Kikuchiyo n’apparaît pas comme un samouraï, malgré son arme.
De cette séquence va suivre celle qui va ne faire qu’augmenter les doutes de Kambei, sur la réalité du statut de samouraï revendiqué par Kikuchiyo.
Kambei dans la vingt-sixième minute lui demande :
« Êtes-vous un samouraï ? »
Kikuchiyo réagit par une moue d’affliction avant de réagir en brandissant fièrement son sabre :
« Bien sûr ! »
« Vraiment ? » rétorque alors Kambei. Finalement ce dernier va s’éloigner avec Katsushiro, le jeune samouraï souhaitant devenir son disciple, laissant sur place Kikuchiyo.
Le port du sabre ne fait certes pas le samouraï, mais au-delà de ça, apparaissent les multiples rapports de Kikuchiyo vis-à-vis du monde samouraï et vis-à-vis du monde paysan, comment se situent ils par rapport à eux, de quelle manière évolue-t-il... La mise en scène d'Akira Kurosawa pointe ces mouvements de va-et-vient. Notamment lorsqu’il bouscule les paysans, les dépasse pour rejoindre Kambei, avant d’être lui-même dépassé par l’apprenti, de dépasser à nouveau les paysans et l’apprenti, pour ne plus trouver ses mots face à Kambei. Toujours en mouvement, jamais intégré à un groupe, il oscille entre chaque sans se fixer, sans vouloir se fixer, électron libre entre ces deux castes qu’il abandonnera à l’issu de la scène, pour mieux les retrouver. Position intermédiaire que l’on retrouve régulièrement au cours du film, entité mouvante, n’étant régi par aucun code, il se pose en marge. Pas encore samouraï, fuyant le statut de paysan.

Son appartenance paysanne surgit, telles des pointes, au cœur du film. Rappels éphémères de ses origines, ils sont aussi les éléments permettant de mieux percevoir Kikuchiyo pour les samouraïs. Ainsi la première révélation de sa naissance paysanne intervient lorsqu’il découvre, cachées dans les granges des paysans, des armes et armures de samouraïs.
Kyuzo, dégoûté, déclare alors : « J’aimerai tuer tous les paysans de ce village. »
Kikuchiyo réagit vivement et hurle, plein de rage et de colère, que les villageois sont des brutes rusées, qu'ils ne manquent de rien, qu'ils planquent juste sous leur plancher et dans leurs granges, le riz, le blé et le saké.
« Ils jouent aux saints et sont pleins de malices. »
Et enchaîne sur les maux à l'origine de ces comportements.
« Les paysans sont puants, rusés, pleurnichards, avares, stupides et assassins ! Voilà ce qu’ils sont ! Mais qui en a fait ces brutes ? Vous ! Vous, les samouraïs ! Brûlez leur village ! Détruisez les fermes. Volez la nourriture. Tuez les au travail ! Violez ! Et tuez-les ! Que peuvent-ils faire ? Que devraient-ils faire ? »
Alors Kikuchiyo tourne le dos aux cinq samouraïs aguerris de la troupe. Et Kambei, en larmes, comprend qu’il est un fils de paysan. Ses propos seront confirmés durant la nuit précédant la dernière attaque, où les villageois sortent leur denrée et festoient.
Une heure et demie de film, il s’installe à côté du paysan ayant prêté sa maison aux samouraïs. Lorsque celui-ci se lève pour le laisser seul, Kikuchiyo le retient et le prie de dormir à ses côtés, en précisant que cela lui rappelle son enfance.
Face à une paysanne en plein travail, pour la séduire, il lui montre ses talents de paysan.
Toutes ces scènes renvoient à ses origines paysannes, placées là, segments de vie, de l’enfance, revenant et le constituant. Phase dramatique, qui s’achève par la scène où le drame de sa vie va être révélé, son trauma originel. Deux heures et vingt et une minutes, il part sauver un enfant, dont la famille a été entièrement massacrée, dans les flammes d’un moulin et sur le chemin du retour, les cris de l’enfant le stoppent net et saisi d’émotion, hurle : « cet enfant c’est moi ! ».
A partir de là, tout est dit, les pointes paysannes ne surgiront plus. La porte est close. Au revoir, monde paysan, la fuite s’opère définitivement, les retours sont achevés, il ne reste plus qu’à continuer sa construction de samouraï. L’instabilité de cette quête se traduit autant par l’instabilité de Kikuchiyo et son mouvement perpétuel au sein du plan, au cœur des scènes, que par les nombreux changement de costumes jalonnant le film. Il se construit en fonction et par rapport aux autres samouraïs. Un samouraï, un costume. Un samouraï, une attitude. Kambei, le sage. Katshushiro, l’élève attentif et amoureux, Kyuzo, la fine lame aussi silencieux que son sabre.

Kikuchiyo n’est rien, il est tout. Il englobe tout, absorbe tout, une éponge. Habits et attitudes référencées, il se construit par rapport aux images fixes. A ceux qui se sont arrêtés, qui n’évoluent plus. Mouvement perpétuel, perpétuelle mutation, cellule qui s’agite sans cesse pour aller jusqu’à la mort. Il construit sa ligne, par rapport aux autres, pour mieux s’en détacher et la recréer.
Scène explicite. Kyuzo vient de tuer un bandit et de récupérer un fusil. Katshushiro admire son attitude réservée et sa bravoure.
Alors Kikuchiyo part lui aussi, récupérer ce fusil et tuer un de ces bandits. Que faire, que construire ? Il s’échappe, fuit sa position de gué, celle du soldat, du samouraï, pour devenir bandit lui-même, s’habille comme eux, discute avec eux. Paysan-bandit-samouraï, les trois côtés du triangle le symbolisant sur le drapeau. Autant paysan, que bandit, que samouraï, il tue le bandit, quitte sa peau, et repart en direction du village, brandissant son trophée. Rabroué par Kambei, il n'a pas agi en samouraï. Effectivement, il est ailleurs, au-delà des cadres et des castes.

La fin apparaît inéluctable, Kikuchiyo atteint son but dans la mort, sa bravoure sera reconnue par son trépas. En mourant il devient samouraï, sa tombe est avec celle des autres samouraïs morts au combat et seule la mort pouvait lui apporter ce statut. Il rejoint pleinement le propos du film et les dernières paroles de Kambei : « C’est encore un combat perdu. Ce sont les paysans, les vrais vainqueurs, pas nous. » La caste productive et nourricière ne peut être celle des guerriers. L’enfant Kikuchiyo avait fui la mort en tant que paysan, l’adulte l’a rejointe en tant que samouraï. Il est le lien. La ligne entre les deux castes, celle qui file, trace son chemin entre deux territoires et s’empale en même temps que celle des samouraïs périclite pour rejoindre la mort et l’extinction.

Kikuchiyo, personnage central et complexe, fuyant et mouvant, cellule en perpétuel mouvement, qui s’emballe pour filer vers la mort. Glisse sur sa ligne de vie à cent à l’heure, personnage vivant au milieu des ombres. Ombres de paysans, ombres de samouraïs. Les samouraïs quittent le film tête basse, les paysans plantent leur riz en chantant, masse informe, pendant que Kikuchiyo a tracé son destin en dehors d’eux, en dehors de chaque caste, reprenant des segments des unes et des autres pour se constituer. Son tombeau est celui des samouraïs, mais sa vie se situe ailleurs, il a créé sa propre ligne, avant de la voir dégénérer, s’emballer et rejoindre les lignes dures, composées des segments morts des samouraïs.