mardi 2 décembre 2008

Kikuchiyo, un homme dans le no man's land

Réalisateur : Akira Kurosawa

Titre du film : Les sept samouraïs

Acteurs principaux : Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Seiji Miyaguchi

Date de sortie au Japon : 26 avril 1954

Image : Toshiro Mifune incarnant Kikuchiyo



Article : Les 7 samouraïs, un film autant vu qu’analysé. Réalisé par Akira Kurosawa, il sortit en salle le 26 avril 1954 au Japon, avec en tête d’affiche Toshiro Mifune. Unanimement reconnu, il reçut un lion d’argent à la Mostra de Venise la même année. Si l’histoire est connue de tous les cinéphiles (un village soumis aux pillages de bandits décide d’engager des samouraïs pour le protéger) et fut même reprise dans les 7 mercenaires, l’élément traité dans cet article sera le personnage interprété par Mifune, Kikuchiyo et sa position symbolique. Kikuchiyo est un personnage mouvant dans le scénario et la réalisation du film, apparaissant en perpétuel mouvement, toujours en train de courir, de s’agiter, de fanfaronner. Illustré lorsque les plans marquent deux groupes statiques, avec d’un côté les samouraïs et de l’autre les paysans, il est souvent celui qui se situe entre les deux, se déplaçant, allant et venant.
Cela apparaît dès leur arrivée dans le village, au bout d’une heure et huit minutes de film, Kambei-le chef des samouraïs, interprété par Takashi Shimura, demande un entretien avec l’ancien, étonné de traverser un village désert. Hors champ, simple présence sonore, l'alarme retentit. Tout le monde se précipite dehors, samouraïs, déjà prêts à défendre le village et villageois, apeurés devant la menace. Kambei demande alors qui a donné l'alerte. Kikuchiyo, hilare, agite l’alarme. Il fanfaronne, se moque de la couardise des villageois qui accourent auprès des samouraïs lorsqu’il s’agit de les protéger, mais se cachent lorsque ceux-ci arrivent dans le village. Dans les différents plans de la scène, il ne se situe pas avec les samouraïs sur le monticule, mais fait face aux villageois, à leur hauteur, tout en leur tenant un discours marquant une nette frontière entre eux et lui. Position intermédiaire et solitaire entre ces deux catégories sociales distinctes. Deux mondes qui s’évitent et qu’il lie par son passé et son devenir, car tout le chemin que parcourt Kikuchiyo durant ce film est effectué pour intégrer la caste des samouraïs et se débarrasser définitivement de ses origines paysannes. Cette aspiration est indiquée dès sa première apparition dans le film.

Dès la vingtième minute, apparaissent Kambei et Kikuchiyo, s'en suit une série de champ/contre champ entre ces deux personnages, indiquant la naissance d’une relation entre eux.
Lorsque le bandit meurt, tué par Kambei pour sauver un enfant. Kikuchiyo s'approprie la victime en posant son pied sur elle et en sautant tel un cabri. Agitation et appropriation, voilà comment agit Kikuchiyo, mais avant cela, intervint un nouveau jeu de regard entre Kambei et Kikuchiyo.
Par ses manières, sa stature, son aura Kambei s’impose comme un samouraï, malgré ses habits moniaux, par ses manières Kikuchiyo n’apparaît pas comme un samouraï, malgré son arme.
De cette séquence va suivre celle qui va ne faire qu’augmenter les doutes de Kambei, sur la réalité du statut de samouraï revendiqué par Kikuchiyo.
Kambei dans la vingt-sixième minute lui demande :
« Êtes-vous un samouraï ? »
Kikuchiyo réagit par une moue d’affliction avant de réagir en brandissant fièrement son sabre :
« Bien sûr ! »
« Vraiment ? » rétorque alors Kambei. Finalement ce dernier va s’éloigner avec Katsushiro, le jeune samouraï souhaitant devenir son disciple, laissant sur place Kikuchiyo.
Le port du sabre ne fait certes pas le samouraï, mais au-delà de ça, apparaissent les multiples rapports de Kikuchiyo vis-à-vis du monde samouraï et vis-à-vis du monde paysan, comment se situent ils par rapport à eux, de quelle manière évolue-t-il... La mise en scène d'Akira Kurosawa pointe ces mouvements de va-et-vient. Notamment lorsqu’il bouscule les paysans, les dépasse pour rejoindre Kambei, avant d’être lui-même dépassé par l’apprenti, de dépasser à nouveau les paysans et l’apprenti, pour ne plus trouver ses mots face à Kambei. Toujours en mouvement, jamais intégré à un groupe, il oscille entre chaque sans se fixer, sans vouloir se fixer, électron libre entre ces deux castes qu’il abandonnera à l’issu de la scène, pour mieux les retrouver. Position intermédiaire que l’on retrouve régulièrement au cours du film, entité mouvante, n’étant régi par aucun code, il se pose en marge. Pas encore samouraï, fuyant le statut de paysan.

Son appartenance paysanne surgit, telles des pointes, au cœur du film. Rappels éphémères de ses origines, ils sont aussi les éléments permettant de mieux percevoir Kikuchiyo pour les samouraïs. Ainsi la première révélation de sa naissance paysanne intervient lorsqu’il découvre, cachées dans les granges des paysans, des armes et armures de samouraïs.
Kyuzo, dégoûté, déclare alors : « J’aimerai tuer tous les paysans de ce village. »
Kikuchiyo réagit vivement et hurle, plein de rage et de colère, que les villageois sont des brutes rusées, qu'ils ne manquent de rien, qu'ils planquent juste sous leur plancher et dans leurs granges, le riz, le blé et le saké.
« Ils jouent aux saints et sont pleins de malices. »
Et enchaîne sur les maux à l'origine de ces comportements.
« Les paysans sont puants, rusés, pleurnichards, avares, stupides et assassins ! Voilà ce qu’ils sont ! Mais qui en a fait ces brutes ? Vous ! Vous, les samouraïs ! Brûlez leur village ! Détruisez les fermes. Volez la nourriture. Tuez les au travail ! Violez ! Et tuez-les ! Que peuvent-ils faire ? Que devraient-ils faire ? »
Alors Kikuchiyo tourne le dos aux cinq samouraïs aguerris de la troupe. Et Kambei, en larmes, comprend qu’il est un fils de paysan. Ses propos seront confirmés durant la nuit précédant la dernière attaque, où les villageois sortent leur denrée et festoient.
Une heure et demie de film, il s’installe à côté du paysan ayant prêté sa maison aux samouraïs. Lorsque celui-ci se lève pour le laisser seul, Kikuchiyo le retient et le prie de dormir à ses côtés, en précisant que cela lui rappelle son enfance.
Face à une paysanne en plein travail, pour la séduire, il lui montre ses talents de paysan.
Toutes ces scènes renvoient à ses origines paysannes, placées là, segments de vie, de l’enfance, revenant et le constituant. Phase dramatique, qui s’achève par la scène où le drame de sa vie va être révélé, son trauma originel. Deux heures et vingt et une minutes, il part sauver un enfant, dont la famille a été entièrement massacrée, dans les flammes d’un moulin et sur le chemin du retour, les cris de l’enfant le stoppent net et saisi d’émotion, hurle : « cet enfant c’est moi ! ».
A partir de là, tout est dit, les pointes paysannes ne surgiront plus. La porte est close. Au revoir, monde paysan, la fuite s’opère définitivement, les retours sont achevés, il ne reste plus qu’à continuer sa construction de samouraï. L’instabilité de cette quête se traduit autant par l’instabilité de Kikuchiyo et son mouvement perpétuel au sein du plan, au cœur des scènes, que par les nombreux changement de costumes jalonnant le film. Il se construit en fonction et par rapport aux autres samouraïs. Un samouraï, un costume. Un samouraï, une attitude. Kambei, le sage. Katshushiro, l’élève attentif et amoureux, Kyuzo, la fine lame aussi silencieux que son sabre.

Kikuchiyo n’est rien, il est tout. Il englobe tout, absorbe tout, une éponge. Habits et attitudes référencées, il se construit par rapport aux images fixes. A ceux qui se sont arrêtés, qui n’évoluent plus. Mouvement perpétuel, perpétuelle mutation, cellule qui s’agite sans cesse pour aller jusqu’à la mort. Il construit sa ligne, par rapport aux autres, pour mieux s’en détacher et la recréer.
Scène explicite. Kyuzo vient de tuer un bandit et de récupérer un fusil. Katshushiro admire son attitude réservée et sa bravoure.
Alors Kikuchiyo part lui aussi, récupérer ce fusil et tuer un de ces bandits. Que faire, que construire ? Il s’échappe, fuit sa position de gué, celle du soldat, du samouraï, pour devenir bandit lui-même, s’habille comme eux, discute avec eux. Paysan-bandit-samouraï, les trois côtés du triangle le symbolisant sur le drapeau. Autant paysan, que bandit, que samouraï, il tue le bandit, quitte sa peau, et repart en direction du village, brandissant son trophée. Rabroué par Kambei, il n'a pas agi en samouraï. Effectivement, il est ailleurs, au-delà des cadres et des castes.

La fin apparaît inéluctable, Kikuchiyo atteint son but dans la mort, sa bravoure sera reconnue par son trépas. En mourant il devient samouraï, sa tombe est avec celle des autres samouraïs morts au combat et seule la mort pouvait lui apporter ce statut. Il rejoint pleinement le propos du film et les dernières paroles de Kambei : « C’est encore un combat perdu. Ce sont les paysans, les vrais vainqueurs, pas nous. » La caste productive et nourricière ne peut être celle des guerriers. L’enfant Kikuchiyo avait fui la mort en tant que paysan, l’adulte l’a rejointe en tant que samouraï. Il est le lien. La ligne entre les deux castes, celle qui file, trace son chemin entre deux territoires et s’empale en même temps que celle des samouraïs périclite pour rejoindre la mort et l’extinction.

Kikuchiyo, personnage central et complexe, fuyant et mouvant, cellule en perpétuel mouvement, qui s’emballe pour filer vers la mort. Glisse sur sa ligne de vie à cent à l’heure, personnage vivant au milieu des ombres. Ombres de paysans, ombres de samouraïs. Les samouraïs quittent le film tête basse, les paysans plantent leur riz en chantant, masse informe, pendant que Kikuchiyo a tracé son destin en dehors d’eux, en dehors de chaque caste, reprenant des segments des unes et des autres pour se constituer. Son tombeau est celui des samouraïs, mais sa vie se situe ailleurs, il a créé sa propre ligne, avant de la voir dégénérer, s’emballer et rejoindre les lignes dures, composées des segments morts des samouraïs.

dimanche 13 juillet 2008

Le cloisonnement chez Carpenter

Réalisateur : John Carpenter

Titres des films :
New York 1997, The Thing, Les aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, Los Angeles 2013

Acteur : Kurt Russel

Dates de sortie en France : 24 juin 1981, 3 novembre 1982, 3 septembre 1986, 13 novembre 1996

Image : Kurt Russel dans New York 1997

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Article : Du cinéma de Carpenter nous avons retiré quatre films pour évoquer son œuvre. Quatre films dont le personnage principal est interprété par Kurt Russell. Quels sont-ils ? « The Thing », « Les aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin », « New York 1997 » et « Los Angeles 2013 ».
« The Thing » narre l’histoire d’un groupe de scientifiques en plein Antarctique confronté à un être extra-terrestre capable de prendre l’apparence de n’importe quel être vivant.
« Jack Burton » demeure le film le moins sombre, à l’univers le plus bigarré. Carpenter offre une comédie où un routier, souhaitant aider un de ses amis chinois dont la fiancée a été capturée, doit affronter : esprits, fantômes et magie.
« New York 1997 » et « Los Angeles 2013 » sont basés sur le même scénario. Snake, ancien militaire et héros de guerre, est envoyé dans les pénitenciers géants que sont devenus New York et Los Angeles. Lors du premier film, il doit récupérer une cassette et le président ; durant le second il doit récupérer un boîtier permettant de neutraliser toutes les sources d’énergies de la planète, pouvant plonger la Terre dans le noir.

Ces films répondent à des structures scénaristiques similaires et véhiculent des idées semblables d’un film à l’autre. Ainsi, ils se décomposent en trois temps (à l’exception de « The Thing » dont la conclusion se démarque des trois autres). Tout d’abord, la phase introductive où l’élément central et perturbateur part de l’extérieur pour arriver dans le lieu cloisonné où va se dérouler l’action :
_Le chien poursuivi par l’hélicoptère au début de « The Thing », l’élément perturbateur étant évidemment le chien.
_Snake arrive du monde « libre » dans « New York 1997 » et «Los Angeles 2013 », pour pénétrer dans les deux immenses prisons où va se situer l’action du film. Il y pénètre grâce à un planeur dans le premier et un sous-marin dans le second.
_Pour « Les aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin » l’espace clos apparaît de manière plus symbolique que physique. En réalité, il y a deux cloisonnements différents dans ce film, le premier consiste en l’arrivée en camion de Jack Burton dans le Chinatown de San Francisco. Il pénètre dans un marché chinois avec son camion, seul véhicule motorisé au milieu de tous ces commerçants et ces acheteurs s’affairant autour des denrées exposées. Le deuxième se trouve être le bâtiment où est enfermée la femme de Wang Chi, Miao Yin.

La seconde phase, constituant la majeure partie du récit, met en opposition l’élément étranger et l’univers clos, régit par ses propres règles. Ce dernier, en tant qu’étranger, doit s’adapter à ce monde pour survivre. Ainsi la créature de « The Thing » devient littéralement membre de cette communauté en absorbant ses membres et en les remplaçant. Par opposition Jack Burton découvre, éberlué, un monde totalement fantastique, le spectateur et Jack Burton entre en symbiose. Le spectateur et Jack Burton sont placés sur un pied d’égalité face aux étranges magies qu’ils découvrent, face à ces fantômes improbables. Pour que le spectateur adhère à ce spectacle, Jack Burton doit incarner le spectateur européen découvrant cette culture et son folklore. D’ailleurs la première scène où la magie intervient, arrive sur une place totalement cloisonnée où deux bandes rivales s’affrontent et dans laquelle se trouve Jack Burton, arrivé ici avec son camion après avoir emprunté une très mince ruelle. Notons que l’élément extérieur parcourt un trajet, pour arriver dans un univers cloisonné où il devra faire face à un univers dont il ignore tout. Jack Burton demeure une exception dans ces quatre films, car il est le seul qui ne s’adapte pas. Au début et à la fin du film, il demeure le même, simple spectateur, compagnon d’arme de Wang Chi. Ce dernier apparaît comme le véritable héros du film, car il est celui qui connaît ce monde et ses règles.
Dans « New York 1997 » et « Los Angeles 2013 », de nombreux personnages installés au cœur de la prison aident Snake à s’adapter à ce monde. Ces personnages y laissent presque tous leur peau. Cabie, Harold Helman et Maggie pour « New York 1997 » ; Taslima, Eddie et Hershe Las Palmas pour « Los Angeles 2013 ». Là où Kurt Russel n’apparaissait que comme un spectateur dans « Jack Burton », dans les deux films où il incarne Snake, il est le héros. Il devient donc celui qui doit s’adapter pour survivre et cela même aux dépends de ceux qui l’aident. Jack Burton ne faisait que passer, son intervention dans le monde qu’il fréquentait apparaît comme complètement dérisoire (même s’il tue l’empereur, l’ensemble de ses actions est toujours minoré par sa balourdise et son goût pour le ridicule, au contraire de Wang Chi ne cessant de combattre pour récupérer sa futur femme). Tandis que Snake, par son intervention, bouscule les règles établies et les transforme à son avantage. Ainsi le combat sur le ring dans « New York 1997 » et la partie de basket-ball dans « Los Angeles 2013 » lui permettent de retourner des situations très compromises, où la mort lui semble promise, pour s’en extirper glorieusement. Ces deux « moments » de gloire de Snake, interviennent également dans un espace cloisonné, le ring et le terrain de basket complètement grillagé. L’enfermement de Snake puis sa libération transforment les règles établies par ce monde, la mise à mort systématique de celui pénétrant dans ces deux espaces.

Le cinéma de Carpenter, à travers ces films, raisonne en terme d’espace et de délimitation de cet espace. « The Thing » se construit au cœur de l’espace Antarctique, son désert polaire, puis au cœur de cet espace, les stations scientifiques américaine et norvégienne. Dans « Jack Burton », il s’agit d’abord de Chinatown, puis à l’intérieur de ce quartier, le bâtiment où réside le fantôme de l’empereur. « New York 1997 », apparaît plus diversifié pour les espaces cloisonnés importants à l’intérieur même de la prison. Ainsi, il y a la bibliothèque où Snake retrouve son ancien compagnon d’arme, puis le train dans lequel il récupère la mallette. « Los Angeles 2013 » semble moins marqué par ces espaces cloisonnés, hormis la place où a lieu la bataille finale, le terrain de basket ou le centre de chirurgie. Peu d’espaces cloisonnés apparaissent réellement important dans l’histoire. Sauf si l’on intègre l’omniprésence de la télévision. Elle offre en elle-même un cloisonnement de l’espace par son cadrage et la réduction de l'image au sein du film. Il apparaît une dichotomie entre ce que le téléspectateur (sous-entendu celui appartenant au monde du film) et ce que les spectateurs (ceux regardant le film) voient. Le plan ainsi se décompose entre le spectacle télévisuel et ses différents plateaux (le bunker de Cuervo Jones, le plateau portatif du Président...). Le plateau permettant de sortir du monde du film, pour entrer dans l'illusion télévisuelle.
Par exemple, la séquence où Cuervo Jones annonce autant au monde qu’au Président des Etats-Unis qu’il détient la fameuse télécommande, permet à l’Etat Major de réaliser que Snake demeure vivant. Un jeu sur les images et le cadrage s’installe entre ce que Cuervo montre, ce que le Président voit, le Président assimilé ici en tant que téléspectateur lambda et ce que nous percevons. Le lieu d’où Cuervo tient sa conférence de presse dans sa globalité, puis s’enchaîne la diffusion du programme pour l’Etat-Major où Cuervo s’adresse directement au Président, recroquevillé dans sa base militaire. D’un espace cloisonné à un autre, les échanges deviennent effectifs par la transmission de ces images cloisonnées, les images télévisuelles apparaissant restreintes par le cadre du téléviseur. Cuervo déclare dans ce poste télévisuel qu’il souhaite la libération des habitants de Los Angeles. Carpenter souligne par sa simple mise en scène, la situation de Cuervo, un prisonnier réclamant sa liberté. Enfermé dans cet écran et dans ce cadre, il ne peut communiquer que par ce biais avec le Président.
Nous retrouvons la même idée à la fin du film synthétisée en deux plans, lorsque le Président tient sa conférence de presse, croyant posséder la télécommande, il est vu par sa fille dans cet espace cloisonné tandis qu’elle est prisonnière, sur sa chaise électrique. La suite montrera l’inverse, l’action de Snake inversera cette situation, libérant la fille en annihilant l’action du Président.

La troisième phase, celle de la fuite ou du départ. Dans « Jack Burton », Jack Burton repart tel qu’il était venu, ou presque. Le seul élément qu’il rapporte de son immersion dans Chinatown et son monde magique réside dans la boule de poil monstrueuse qui s’est caché à l’arrière de son camion. Plus humoristique que réellement importante, cette fin ponctuée par cette apparition ressemble plus à un clin d’œil pour le spectateur qu’autre chose. En réalité, Jack repart tel qu’il est venu, dans son camion, seul, parlant dans sa CB, toujours péremptoire. Dans « New York 1997 » et « Los Angeles 2013 », Snake s’échappe grâce à deux moyens de locomotion motorisés, tout d’abord le taxi dans le premier, puis l’hélico dans le second. Snake ne repart jamais tel qu’il est venu, et jamais par la même voie. Il entre par la voie aérienne et s'enfuit par la route dans « New York 1997 », dans « Los Angeles 2013 » il pénètre dans cette ville par la voie marine et en ressort par la voie aérienne. Cela s’oppose au parcours de Jack qui entre et ressort de Chinatown avec son camion. Cela sonne comme la matérialisation de l'évolution psychologique subit par Snake et son absence chez Jack Burton. Elle apparaît, également, symboliquement par la manière dont Snake Plissken doit être appelé au début des deux films : Snake, puis à la fin de ceux-ci : Plissken. Il passe du statut de soldat employé, contre son gré, par le gouvernement, à celui de citoyen en résistance contre la politique de ce gouvernement. Transfert du surnom de soldat au nom du citoyen. Toute la mutation de sa personne en mission se voit condensé dans ce basculement entre le début du film et sa fin. L’espace cloisonné où il intervient représente le lieu où il va changer et prendre conscience de son importance. D’une action purement individuelle initiale : sauver sa peau, il se transforme en « défenseur de la liberté », se rebellant contre les ordres moraux et policiers, contre toutes les institutions répressives. Pour que cette prise de conscience ait lieu, il doit passer dans les espaces cloisonnés que représentent ces prisons.
Dans « The Thing », l’élément extérieur n’étant pas la personne interprétée par Kurt Russel, l’évolution du personnage s’en trouve forcément modifiée. Ainsi MacReady n’est que celui qui doit survivre à l’apparition de la créature ; apparaît ici une inversion dans la relation entre la créature et le personnage de Kurt Russel, par rapport aux trois autres films évoqués ici. Est-ce pour cette raison qu’aucune fuite n’est possible ? Il appartient à ce monde et ne peut donc en ressortir, après un jeu de massacre où presque l’intégralité de la base périt face à la créature, il n’en reste plus que deux dont personne ne sait si l’un des deux n’est pas la créature. De cette absence de fuite pour ces scientifiques éclate la victoire du monstre sur les êtres vivants de la station. Toujours cloisonnés, ils sont pris au piège, leur monde initial est devenu celui de la créature, sa mutation a été parfaite et absolue, elle a pu transformer ce monde à sa guise et selon sa convenance pour ensuite s’y détacher afin de conquérir un autre espace (ce que le film ne montre pas, mais sous-entend).

Les espaces cloisonnés de Carpenter apparaissent comme des centres d’expérimentation pour le réalisateur afin de mieux sonder l’espèce humaine. D’un monde établi, avec ses codes, ses rites, il envoie un élément extérieur comme si l’on plaçait un rat dans une cage afin de mieux étudier son comportement. « New York 1997 » et « Los Angeles 2013 » montrent les transformations de Plissken et du monde avec lequel il est entré en contact. « Les aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin » s’intéresse à un occidental entrant en contact avec des formes spirituelles lui étant totalement inconnues et avec lesquels il ne se familiarisera jamais. Quant à « The Thing », sans doute son film le plus complexe de ce point de vue là, ce n’est pas l’élément extérieur qui entre dans le champ de l’expérience, mais l’homme lui-même, placé dans sa cage antarctique. Confronté à l’inconnu, ses chances de survie apparaissent infimes et son adaptation pas suffisamment puissante pour terrasser cette créature.

Enfermé ou plongé dans son espace cloisonné, l’Homme, chez Carpenter, doit s’adapter et évoluer s’il ne veut pas mourir.

samedi 28 juin 2008

Be Kind, Rewind !

Réalisateur : Michel Gondry

Acteurs : Jack Black, Mos Def, Danny Glover, Mia Farrow, Melonie Diaz...

Date de sortie : 5 mars 2008

Résumé : Dernier film de Michel Gondry, « Be Kind, rewind ! » raconte l’histoire d’un vidéo club du New Jersey, tenu par M. Fletcher (interprété par Danny Glover) dont l’unique employé, Mike (Mos Def) est ami avec Jerry Gerber (Jack Black). Ce dernier au cours d’un « accident » va se retrouver à effacer l’ensemble des VHS du magasin. S’en suit une suite de péripéties où ils vont tenter de réparer cette bêtise en tournant avec leurs propres moyens les films qu’ils ont effacés.

Image : Affiche du film



Critique : L’idée de ce film est simple et ne s’écarte pas de la ligne directrice des précédents longs métrages de Michel Gondry. La mémoire apparaît comme fluctuante et en perpétuelle reconstruction. A cela s’ajoute un hommage à un cinéma bis, entre potes, où la drôlerie et le clin d’œil sonnent comme des hommages vibrants aux œuvres auxquelles elles se réfèrent.

« Be Kind, Rewind ! » démarre par une phase introductive où le décor se plante et où l’histoire se lance avec l’effacement des VHS par Gerber. A partir de ce point de départ, le film se divise en deux parties. La première raconte la « correction » de cette gaffe initiale, jusqu’à l’arrivée de Sigourney Weaver défendant la « protection intellectuelle » des films, en passant par le succès de cette petite entreprise. La seconde s’intéresse au sauvetage du video-club par Mike et Jerry Gerber, aidés par tout le quartier dans la réalisation de leur projet, à savoir, un vrai-faux documentaire sur la vie de Fats Waller. Pourtant, malgré l’effort de nos deux compères et la diffusion du film, le video-club sera bien détruit.

Ces deux parties se ressemblent étrangement et répondent au même schéma. Lorsqu’un pouvoir libertaire s’échappe, celui-ci semble toujours rattrapé par le « pouvoir », les « institutions »… Toute la première partie et sa force libertaire, s’appuyant sur ce détournement des films « officiels », se voit ainsi rattrapée par le « pouvoir » de ces films et leur « autorité ». La tentative d’évasion, à laquelle répondaient ces films « swedés », avorte face aux autorités. Dans la seconde partie, le film tourné par l’ensemble du quartier a autant pour but de réunir le quartier dans un grand élan fraternel, que de sauver le video-club de la destruction. Cette initiative échouera. Les dispositifs du pouvoir sont les plus puissants et anéantissent automatiquement toute velléité d’émancipation. Les deux « échappées » du film, les deux « lignes souples (1) » au cœur du film, sont brisées par les « lignes dures (2) » réapparaissant toujours lorsque l’on tente de leur échapper.

Alors dans quelles « lignes souples » se glissent Mike et Jack pour exister ? Quelle idée fondamentale, dans le cinéma de Michel Gondry, peut s’exprimer au cœur de ces « lignes souples » ? Celle de la reconstruction de la mémoire. Elle apparaissait déjà dans « Eternel sunshine of the spotless mind ». Ces deux films ont en commun de reposer sur le même principe de destruction-reconstruction de la mémoire. Jim Carrey effaçait de sa mémoire l’être aimé pour mieux pouvoir le retrouver, ici Jack efface les films cultes, pour mieux « retrouver » les scènes cultes. Entre en jeu dans ces deux cas, un mécanisme d’effacement puis de réappropriation de la mémoire pour mieux capter « l’essentiel », l’essence d’une relation pour Jim Carrey ou pour Mick et Jack, l’essence de l’amour que l’on voue au cinéma. Le film sur Fats Waller offre une plus grande résonance à la première partie, car là, c’est la « réalité » qui est transformée pour cadrer avec les aspirations du quartier et des personnages principaux. Ainsi la vie de Fats Waller n’est qu’un prétexte pour concilier le quartier autour d’un projet commun, mais également pour que le mensonge de M. Fletcher, interprété par Danny Glover, devienne réalité, que son rêve s’ancre dans la réalité et ainsi échapper quelques instants à la réalité… le remplacement de son video-club par des lotissements modernes.

Ce film de Gondry se nourrit de cette destruction-reconstruction de la mémoire avec, au dessus d’elle, ce « combat » entre les lignes souples de ses personnages, toujours rattrapées par les « lignes dures » du pouvoir, détruisant leurs rêves lorsque ceux-ci semblent se réaliser. Ces « lignes souples » offrent une légère consolation, une échappée légère et fugace au cœur d’un monde ne laissant pas le temps aux rêves de s’envoler, de se nourrir et de grandir.

(1) : Les lignes souples sont définis par Deleuze et Guattari comme les lignes voguant autour des « lignes dures » sans les remettre en question.

(2) : Les lignes dures sont définis par Deleuze et Guattari comme les dispositifs du pouvoir, celles qui promettent un « avenir », une carrière...

lundi 23 juin 2008

The Darjeeling Limited

Réalisateur : Wes Anderson

Acteurs : Owen Wilson, Adrien Brody, Jason Schwartzman, Bill Murray, Anjelica Huston, Nathalie Portman, Barbet Schroeder...

Date de sortie : 19 mars 2008

Résumé : Trois frères ne s'étant pas parlés depuis la mort de leur père, décident, sous l'impulsion de l'aîné, de voyager dans le Darjeeling Limited afin de retrouver leur mère, partie vivre au Tibet.

Image : Peter, Francis et Jack en moto à travers l'Inde



Critique : Wes Anderson développe une idée principale dans ses films, celle de la famille réduite à un vase clos dans lequel les membres de celle-ci cherchent, à tout prix, à s’échapper de manière anarchique aux uns et aux autres.

The Darjeeling Limited n’échappe pas à ce principe initial. Trois frères se retrouvent dans un train traversant l’Inde pour rencontrer une mère qui les fuit. Ces trois frères ne se sont plus vus depuis un an, ce qui coïncide avec l’enterrement de leur père. Cette fratrie, menée par Francis Whitman, interprété par un excellent Owen Wilson, aux horizons divers va se retrouver cloîtré dans l’espace limité du train. La mise en scène met en exergue cette « détention », notamment à travers un plan particulièrement symbolique où Jack Whitman après avoir vérifié les messages de son ex, est espionné par ses deux frères, la caméra dans un travelling latéral va se déplacer pour suivre la vie d’un autre couple pour se rattacher à Jack qui passe dans le couloir au fond pour revenir sur les deux frères toujours en train d’espionner. La distanciation et le mur que représente le wagon du train place le spectateur en situation de voyeur.

Voici trois frères que tout oppose, nous les avons placés dans une cage, voyons comment vont-ils réagir.

Si le sous-titre du film annonce que « cela aurait dû être une quête initiatique », la quête ne prend pas place dans la première partie planifiée par Francis. C’est l’expérience qui s’invite et nous dresse le constat implacable, sous la bouffonnerie de la situation, de l’impossibilité de ses frères de cohabiter. Cela passe chez Anderson par plusieurs éléments scénaristiques. Les informations qui se diffusent au sein de la fratrie ne parviennent jamais directement. Francis apprend que Peter attend un enfant, par Jack. Francis apprend que Jack a pris des billets d’avion pour repartir « au cas où », par Peter. Francis apprend que Jack vérifie les messages de son ex par Peter… Les exemples sont nombreux et appuyés au cours de cette première partie. Pourtant au-delà des fractures qui sont nées, leur atavisme ne les abandonne pas. Et en cela ils sont liés. Ils sont liés par leurs vêtements, ces costumes à la coupe identique, mais aux couleurs différentes, par ces valises qu’ils traînent comme un poids paternel inexpugnable. Cela se manifeste également par la prise de médicament à outrance, visant à provoquer diverses hallucinations ou sentiment de bien-être. Cette volonté d’échapper à la réalité intervient comme un socle commun pour tous les membres de cette famille. Point fondamental. La fuite. Leur mère a fui et fuit toujours. Jack tente de fuir avec son billet planqué, tout en fuyant son ex. Peter a toujours eu dans l’idée de fuir sa femme en divorçant et Francis a voulu fuir la vie en tentant de se suicider.

A ce stade, intervient une question fondamentale posée par Jack : « Est-ce que nous aurions pu être proches dans la vie ? Pas en tant que frère mais en tant qu’amis. »
Idée semblant hanter Anderson depuis ses premiers films : de quoi est constituée la famille ? Est-ce seulement les « liens du sang », les similitudes physiques ou vestimentaires, les similitudes gestuelles et intellectuelles ou alors est-ce encore autre chose ? Serait-ce un lien proche de l’amitié, une entente basée sur la confiance et la solidarité ?

Wes Anderson apporte sa réponse à cette question. Et elle émerge dans la seconde partie du film qui se libère de la première. Les plumes de paon ont chacune emprunté leur chemin, il n’en reste plus qu’une et elle va les souder. La séquence où ils sont assis avec leur torche dans le désert marque la fin de ce cycle où ces frères cessent d’être frères pour s’éloigner à nouveau les uns des autres.

Comment relier ces frères à nouveau alors ? En musique, il existe un terme qui détermine une phase d’un morceau qui permet de relier le thème B au thème A, cela s’appelle « un pont ». Dans ce film il y a un « pont » visible, entre la première et seconde partie. Il s’agit de la séquence de sauvetage des enfants par les trois frères où l’un des enfants va trouver la mort. Cette séquence permet d’amener Jack, Francis et Peter au sein du village et ainsi d’assister à l’enterrement. Là, intervient une notion fondamentale dans ce film. L’écho. La répétition. Le parallélisme. Ainsi la révélation du lien rejoignant les trois frères passe par l’enterrement de ce jeune garçon et cet enterrement est précédé par l’enterrement du père. Cet enterrement du père et son déroulement sont annoncés dans le train. Le texte de Jack que Peter lit. Ce jeu de répétition d’un évènement, le contenu de l’enterrement et les relations que nourrissent les personnages, puis la répétition de deux enterrements à un an d’écart, entraîne une réaction en chaîne. L’origine de l’écho, le cri initial est l’enterrement du père. De cet enterrement se répercute un ensemble d’évènements qui les a amené à se retrouver, mais non à se lier. Aussi pour la première résonance, Peter se retrouve seul à pleurer dans les toilettes et Francis ignore le texte de Jack. Alors que la seconde résonance intervient comme une libération. Le premier enterrement les divisa, le second les soudera.

Cette nouvelle fraternité leur permet à présent d’achever leur voyage en allant voir leur mère. L’enterrement leur sert de révélateur et, en allant chercher leur mère, ils tentent de ressouder complètement leur famille. Que leur mère refuse n’a rien d’étonnant, son parcours n’est pas le même et son apparition n’a pour but que de laisser les frères à eux-mêmes. Ils peuvent quitter leur mère comme ils pourront quitter les valises paternelles dans la séquence finale. Débarrassés de ce poids atavique, ils peuvent retourner chez eux avec la certitude d’avoir franchi un cap décisif. Celle de pouvoir aborder leur vie d’adulte pleinement, sans être en quête d’un père ou d’une mère.

The Darjeeling Limited est un film sur l’adolescence (ou l’adulescence, grand terme à la mode) et le passage au « monde adulte ». Wes Anderson sort ses personnages de cet univers castrateur, celui-ci les ayant tenu éloignés autant intellectuellement que physiquement les uns des autres. Par ce film Anderson s’offre une mue par rapport à ses derniers films, cette mue qui scinde le film en deux. Francis, Peter et Jack sont sortis de ce vase clos et peuvent rentrer chez eux, prêts à affronter leurs problèmes et à se faire confiance (la séquence où Jack abandonne l’idée de dire que ses personnages sont fictionnels est révélatrice dans ce sens. Il n’a plus besoin de se cacher, de se retrancher derrière la fiction pour admettre qu’il parle de lui, de ses frères, de ses amis, dans ses romans).
Une comédie familiale en somme.

lundi 16 juin 2008

There will be blood

Réalisateur : Paul Thomas Anderson

Acteurs : Daniel Day-Lewis, Paul Dano...

Date de sortie :
27 février 2008

Résumé : Daniel Plainview en entendant parler de Little Boston comme d'une localité où le pétrole coule à flot, décide de s'y rendre et d'y investir pleinement. Il devra faire face au prêtre Eli Sunday bénéficiant d'une aura grandissante auprès de la population. Une lutte d'influence terrible va alors avoir lieu entre les deux hommes.

Image : Daniel Plainview et son fils, marchant à travers le désert.



Critique : Nous aurions pu sous-titrer cette critique « Paul Thomas Anderson, l’homme qui voulut à tout prix réaliser un chef d’œuvre. » Tous les thèmes développés tendent vers le classicisme et se rapportent aux grandes œuvres cinématographiques américaines des années 20-30-40. Les références puisées dans les grands films, dans les films matrices sont aussi évidentes que lisibles. La démarche de Paul Thomas Anderson intervient, alors que les frères Coen sortent, « No Country for old men ». Si les deux démarches peuvent paraître similaires, elles se distinguent radicalement dans leur composition et leur réalisation. Chez les frères Coen, la référence aux « origines » n’est jamais explicitement citée. Elle appartient au film, ingère ce passé pour le réactualiser. La démarche du sheriff est une réflexion sur l’évolution de la société et la place des hommes dans celle-ci. Les plans sur ces déserts arides, ces rues vides et silencieuses où s’affrontent Moss et Chigurh sont autant de points exacerbant la précarité, la solitude de la condition humaine.

Chez Paul Thomas Anderson, « There will be blood », tout n’est que cinema. Si la démarche est intéressante -se référer à ce cinéma originel-, elle ne transcende jamais les références qui l’habitent. Elle ne se les réapproprie jamais. D’un point de vue formel, l’abondance des plans absolument symétriques (l’entrée de la cavité au début du film, la rencontre avec le « frère » sous le porche, les plans dans les embrasures de porte) renforce l’aspect classique et, paradoxalement, alourdit considérablement la mise en scène dans son symbolisme. Cette symétrie n’existe pas seulement dans la mise en scène, mais également dans le scénario où, un certain nombre de scènes importantes se voient répétées ou inversées (la plus flagrante étant celle de Plainview humilié par le prêtre puis humiliant à son tour le prêtre dans la séquence finale).

Mais qu’est ce que « There Will be blood » ? Peut-être « Naissance d’une nation » de Griffith, actualisé. Lorsque Griffith, à travers deux familles, l’une du Nord et l’autre du Sud, montre l’évolution de la société américaine (de façon raciste, mais là n’est pas le débat). Anderson place le débat sur les deux mamelles nourricières des Etats-Unis actuelles, capitalisme et religion chrétienne, incluant dans sa réflexion les courants fanatiques dérivant d’elle. La naissance de cette nation découlerait ainsi de ces deux idéologies se combattant et se rejoignant sans cesse. Tout au long du film, les deux s’imbriquent, se rejettent, mais l’un comme l’autre, ont besoin de l’autre pour survivre ou exister. La séquence finale nous le montre, l’installation du puit ne peut se faire sans baptême, l’église ne peut se construire sans le financement du pétrole… C’est ainsi que l’on voit que la référence à un cinéma originel, inclassable et indatable, exploitant les destins individuels pour caractériser de grands mouvements idéologiques et dogmatiques. Si cette référence ne servait que de base au récit, il serait impossible de ne pas adhérer à cette démarche. Pourtant quelque chose cloche dans ce film.

Craignant sans doute que ses références passent inaperçues, ils les assènent tout au long du film, multipliant les clins d’œil, priant pour que nous nous rappelions que le film que nous regardons est la grande œuvre classique que les cinéastes attendaient depuis 60 ans. L’utilisation de la musique classique à deux reprises (trois en comptant le générique) avec Brahms et Pärt, appui de manière outrancière le caractère grandiloquent de l’œuvre. Et c’est bien d’outrance dont il s’agit. L’œuvre de Paul Thomas Anderson manque de nuances.

Plainview, aussi riche et subtile que l’interprétation de Daniel Day Lewis soit, n’est qu’un homme d’affaire dévouant tout pour que fleurissent ses puits de pétrole. La richesse de la personnalité du personnage intervient dans la relation qui le lie avec son « fils », mais nullement dans son business ou de ses relations avec ses concurrents.

Idem pour le prêtre, qui est une caricature de prédicateur portée par sa seule ambition et se nourrissant de la duperie pour avancer. Il faudrait, sans doute que nous nuancions ce constat mais ces personnages sont plus nourris par la thématique servant le film que par leur propre personnalité. Que sait-on de leur passé ? De la naissance de leur « passion » ? Pour un film se déroulant sur près de 30 ans, il est étonnant que la question de la naissance de leur ambition ne soit pas traitée, preuve que la caractérisation des personnages importent moins à Paul Thomas Anderson que leur place comme vecteur thématique.

Nous évoquions l’outrance, la dernière séquence nous apparaît particulièrement révélatrice de cet aspect bancal et exacerbé du film. Si les deux confrontations finales se révélaient nécessaire thématiquement. Le fils « tue le père », coupant le cordon ombilical. La dernière partie, apparaît complètement démesurée par rapport à la réalité de la situation. En quoi cette « explication finale » se justifie-t-elle ? En rien, la mise à mort du prêtre est un élément dramatique parfaitement inutile dès lors que Plainview a déjà réussi à humilier son adversaire, à le ramener à sa condition de raté.

Alors pourquoi un meurtre pour clore ce film ? La référence au classicisme, sans doute. « Les Rapaces » de von Stroheim apparaît comme la référence explicite expliquant cette séquence finale outrée. Le meurtre final, dans le désert, ultime explication entre deux êtres s’étant vouée une haine féroce tout au long de leur vie. Et ironie du destin, l’un d’eux en ayant tué l’autre se retrouve menotté au cadavre de son ennemi juré, le traînant dans le désert du Grand Canyon. La similitude des thèmes, la volonté de créer une explication finale, dans un manoir que n’aurait pas renié Orson Welles dans Citizen Kane, engendre dans cet acte ultime et finale une sur-dramatisation, référence à un cinéma où la possible salvation passe par le meurtre, la destruction de l’adversaire. La phrase finale appuie ce propos, « J’en ai fini ». Effectivement Plainview en a fini avec ce prêtre, en a fini avec son fils… mais Paul Thomas Anderson lui, n’en a pas fini avec le cinéma classique. Il n’a pas tué le père, n’a pas coupé le cordon ombilical, ce qui créé une œuvre aussi superbe visuellement, que bancale scénaristiquement et dont les thématiques, certes intéressantes, se retrouvent surchargées par le poids des références.

Pourtant, malgré son aspect « trop grand pour soi », il n’en reste pas moins que cette œuvre possède une grande force visuelle et un fort pouvoir d’attraction grâce à la présence magnétique de Daniel Day Lewis à l’écran. Et si Paul Thomas Anderson n’a pas encore totalement ingéré un cinéma qu’il vénère et auquel il se réfère, la forte puissance évocatrice du film n’en demeure pas moins exceptionnelle. Voir deux films, comme « No Country for old men » et « There Will Be Blood » en si peu de temps, s’interrogeant et se référant sur les origines d’un cinéma, sur les fondements d’une société, sur des thématiques particulièrement contemporaines, ne peut que nous réjouir lorsque ces aspects paraissaient seulement intéresser les « papys cinéastes » que sont Scorsese (Gangs of NewYork) ou Eastwood (Mémoires de nos pères). Alors que les cinéastes de la génération des Coen et d’Anderson (Tarantino ou Soderbergh par exemple) semblent voués depuis plusieurs films à pasticher un cinéma bis des années 70 où la place de la référence et du clin d’œil empèse de plus en plus un cinéma souvent vain (Tarantino, Rodriguez) ou à recopier une esthétique sans l’interroger (Soderbergh ou Clooney (le noir et blanc années 50 de « Good Night & Good Luck »).